Baba Yaga, la mère dévoreuse

Le Gros-Bras en hiver

C’est Simon qui a proposé l’idée, évidemment. Moi qui n’ai jamais réussi à « topper » une voie sur le Gros Bras, pourquoi ne pas commencer par une des plus difficiles de la montagne? Avec anxiété je regarde le topo. M8 A1. Shit. Le but est de libérer, évidemment. Ok, je peux laisser la seconde longueur à Simon… et le crux en haut évidemment. Je m’imagine même les remonter sur corde fixe. Jamais je n’arriverai à grimper ça. J’ai grimpé la voie en été deux fois, dont une fois en solo encordé, mais quand même, cela n’a rien à voir…

La première longueur de Baba Yaga. Au centre de la longueur, le bouleau noir.

19 février 2023. On est au pied de la voie. Jean-François Girard et Louis Rousseau, les ouvreurs, ont fait un superbe travail de construction d’un univers lugubre et mystique autour de leur itinéraire. Le bouleau de la première longueur nous attends, immuable dans la brise. Je commence, hésitant. Fidèle à mon style, au bout de quelques minutes dans la longueur, mes pieds arrachent, les étincelles au bout des pointes de crampons je prends un à sec. Désormais la pression du « à vue » est levée, on peut continuer. C’est tendu et stressé que j’arrive finalement à bout de cette longueur, sous les conseils bienveillants et à points de mon cher partenaire. Rapidement, Simon me rejoint et part dans la seconde longueur. Au bout d’une quinzaine de mètres, la fissure est pleine de glace, les protections disparaissent. La décision est prise de faire demi tour. Une seule pensée m’envahît: je vais devoir refaire la première longueur. Merde.

Simon Bossé dans la seconde longueur de Baba Yaga, Mont du Gros Bras.
Simon Bossé dans la seconde longueur de Baba Yaga, Mont du Gros Bras.

Sur le chemin du retour, Simon et moi pondérons la difficulté de la voie pour le Gros Bras, et la bien faible popularité de ce style de grimpe, surtout dans ces cotations. Peu nombreuses sont les longueurs au dessus de M6 qui ne sont pas accompagnées d’un A0. Certains y voient une montagne austère, noire, avec une réputation d’itinéraires engagés et instables. Dur de nier. Pourtant, j’y vois aussi une gestuelle délicate et fine, des moments privilégiés avec des gens de confiance, et le reflet de soi même. La montagne comme une entité neutre, qui accueille.

Je dors en boule dans une grotte, à flanc de falaise. En face, de l’autre côté du cirque, une araignée géante parcours la montagne, elle renifle, cherche. Je ne bouge pas. Soudainement, sa tête tourne à 180 degrés, et ses yeux me fixent. Elle se précipite sur moi, et je me réveille. 4h du matin il est temps de prendre la route des Grands-Jardins. J’envoie un message à mon ami Jean-François pour lui raconter mon cauchemar et, dans son style classique, il me répond qu’il est temps pour moi d’aller affronter la mère dévoreuse. Merci Jeff…

C’est quasiment en silence que l’on se rend à notre rendez vous avec la sorcière. Simon ne me demande pas si je vais bien. Ça serait inutile. L’ambiance oscille dans cet espace où je cherche la moindre excuse, le moindre faux pas, le plus petit prétexte pour abandonner. Me fouler la cheville, un feu de forêt en février, un appel du travail, un bris mécanique sur la route, svp faites quelque chose! Mais c’est le propre d’un bon partenaire que de ne pas laisser son comparse s’auto-saboter. La porte du demi tour reste close, et je repars en tête. Les premiers mètres sont délicats, puis tout se place, et une fois convaincu de ma capacité à répéter ce que j’ai déjà fait, je me retrouve quelques respirations plus tard au relais (probablement après 60 minutes de respirations, à bien y penser). Des détails techniques de glace dans les fissures et de piolet échappé feront que cette seconde tentative restera également infructueuse. Nous sommes le 4 mars, et on tire tous les deux la plug sur notre saison. Fatigués, écœurés, plus de motivation. Heureux aussi de pouvoir mettre sur pause l’aventure Baba Yaga. On y reviendra, chère sorcière.

Le Mont du Gros-Bras en hiver